4h00, l’alarme sonne. Je suis couché depuis quelques heures seulement que je dois déjà me relever. Une nouvelle journée s’amorce, de nouvelles observations feront peut-être parties de mon dernier jour de repérage avant la tenue de mon atelier automnal dans la région de la pointe de la Gaspésie. Les couleurs sont à leur maximum, on est début octobre. Le rouge enflammé danse avec le orange vif et le jaune effervescent. C’est la valse des couleurs qui bat son plein. Un spectacle si commun pour la plupart, qui passe inaperçu. Je ne comprendrai jamais comment on peut se lasser d’une telle beauté. Comment une telle splendeur peut devenir aussi banale. La photographie nous amène à voir le monde qui nous entoure différemment, à porter attention à des éléments qui n’ont pas le sens qu’il mériterait d’avoir.
Mes bottes de randonnée sont encore humides de la veille. Mon manteau et mes pantalons imperméables aussi. Je me suis pris toute une averse hier soir. Aucune observation, aucun moyen de voir les traces au sol tellement la pluie était forte. Depuis 2 jours, c’est le déluge. Des averses tellement fortes qu’en moins d’une minute, je suis complètement trempé. La température oscille ce matin autour de cinq degrés Celsius. C’est plus pénible lorsqu’on débute la journée dans de telles conditions. C’est parfois difficile de se motiver à sortir quand même. Même si je suis fatigué, même si mes vêtements sont déjà bien humides, même si les observations des derniers jours sont vraiment rares.
Je débute le sentier à l’heure théorique du lever du soleil. Le ciel est couvert, très couvert. Peu de lumière filtre à travers celui-ci. La luminosité est faible, une petite bruine plane dans l’air. J’avance à pas léger. Je trouve rapidement plusieurs excréments d’ours noirs. Je suis définitivement sur le bon chemin pour peut-être faire une belle rencontre. Ce n’est bien évidemment pas garanti… je ne vois que ça, des excréments, depuis que je suis arrivé.
Je parcours les premiers kilomètres sans aucun autre signe de la présence de la faune. Puis, au détour du sentier, une famille d’ours noirs. Une mère et ses deux petits. Ils ne m’ont pas repéré. Je suis fébrile, mon souffle s’accélère, j’ai chaud sous mes couches de vêtements chauds et imperméables. Le choix de l’approche est crucial. Certains ours tolèrent correctement la présence des humains, mais la vaste majorité fuit à la simple vue d'une silhouette humaine. Je m’approche doucement, la mère me repère. Dans un sens, j’aime mieux cela. Ça évite d’avoir de mauvaises surprises et de surprendre l’animal. Les ours mangent l’herbe sur les côtés du sentier, un peu de feuillage. Elle semble tolérer ma présence. Je réalise quelques images, puis la famille part en direction opposée.
Je décide donc de les contourner. Passer à travers la prairie adjacente au sentier me prend environ 15 minutes. Je suis complètement essoufflé. L’effort physique y est un peu pour cela, mais je crois que le stress de faire le bon choix ou non fait augmenter ma respiration. C’est plutôt angoissant de ne pas savoir si on fait le bon choix ou non.
Je me retrouve donc sur la trajectoire des ours. Je suis peut-être 200m plus loin que l’endroit où je les ai vus pour la dernière fois. Sont-ils toujours sur le sentier? Ont-ils décidé de repartir vers où j’étais? Je ne connais pas les réponses, mais je décide de me coucher au sol, caché dans le buisson pour me camoufler. J’attends quelques minutes. Ce temps me parait une éternité. J’aperçois alors une petite tache noire se pointer sur l’horizon du sentier. Je reconnais la silhouette de la tête d’un ours. Ils arrivent. La mère apparaît en entier d’abord, puis les deux oursons la suivent. Ils sont en déplacement, ils ne mangent plus sur le bord du sentier.
Mon cœur se débat, j’ai chaud plus que jamais. Je commence à faire quelques images mais ils sont encore à une distance trop grande pour en tirer une belle photographie. Ils marchent d’un pas déterminé. Ils se retrouvent rapidement à une belle distance pour faire quelques clichés. Mais la famille ne s’arrête pas de marcher, et en un instant, ils entrent dans ma zone de confort. Je n’ai généralement pas peur d’être approché par les animaux, parfois à des distances très très courtes. Mais une mère ours avec ses petits de l’année, il faut quand même user d’un peu plus de prudence qu’à l’habitude.
Je lance donc un « OHH! » relativement fort, mais pas trop pour ne pas l’effrayer. Le trio s’arrête et me regarde. Une pause de seulement quelques secondes puisqu’ils reprennent leur marche dans ma direction. Quelques mètres plus tard, je relance un « OHH! » sur le même ton que le dernier. La famille s’arrête à nouveau. Ils sont maintenant à environ 30m. La pause ne dure encore une fois que quelques secondes qu’ils reprennent d’un pas décidé leur chemin. Lorsqu’ils sont à environ 20m de moi, je décide de parler plus fort et de me relever. Je crois que dans cette situation, la pire chose serait de surprendre l’animal avec une grande proximité. La famille s’arrête à nouveau. La mère s’avance de deux ou trois pas, elle m’analyse. Elle ne me prend pas pour une menace, mais elle décide qu’elle descendra dans le bois plutôt que de continuer en ma direction. C’est un soulagement car ils commençaient à être très près.
J’ai omis de mentionner que pendant toute cette approche, j’ai photographié toute la scène. L’ambiance est forte, la bruine crée un voile derrière la famille. Le poil des animaux est mouillé et texturé. J’adore ces ambiances de pluie. Je trouve que ça rend bien le quotidien que vit la faune sauvage. La luminosité n’est pas encore très forte, mais le moment était tout simplement incroyable. Une journée qui débutait avec le moral assez bas, qui maintenant prend une tournure tout autre. Comme quoi, il ne faut ni se fier à la météo, ni se fier à notre fatigue. Il faut suivre notre instinct.
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